Images du présent
Qu’est-ce qu’un art authentiquement contemporain ? Cette interrogation récurrente et hautement problématique pour tous ceux qui sont engagés dans une réflexion sur l’art de leur temps semble se loger au cœur même des œuvres les plus récentes de Mathieu Wernert, tant cette question semble venir hanter les toiles de l’artiste. Dans son travail, il élabore une réponse profonde et personnelle à cette question fondamentale. La contemporanéité des œuvres de Mathieu Wernert ne réside en effet ni uniquement dans leur appartenance à une séquence historique temporellement déterminée (le contemporain comme ce qui se situe chronologiquement dans le temps présent), ni simplement dans le choix des formes, des matériaux ou des supports artistiques utilisés dans son œuvre (le contemporain comme un ensemble de formes et de moyens artistiques spécifiques ; après tout, nous avons ici affaire à des peintures abstraites !). C’est avant tout dans le rapport entretenu par l’artiste à son propre temps que réside le caractère contemporain de l’art de Mathieu Wernert. Face à la surabondance des formes de discours réactionnaires, des célébrations nostalgiques d’un passé idéalisé et à jamais révolu, M. Wernert s’affiche tout d’abord sans complexe et de manière extrêmement salutaire comme un homme de son temps. C’est pourquoi il incarne tout le contraire du « mécontemporain » ou de l’apôtre de la décadence, formes humaines pourtant si tristement répandues aujourd’hui. S’il ne s’agit certainement pas d’affirmer qu’il n’y a pas d’admiration légitime du passé (tout à l’inverse !), il faut également prendre conscience de ce que vivre dans le passé, c’est se condamner à être dépassé dans et par son propre temps. Il faut savoir saisir ce qui du passé sert à enrichir et à féconder le présent, non s’y attacher comme à un fétiche empêchant le présent de développer ses potentialités propres. L’amour du passé ne doit pas être purement et simplement l’expression subjective d’une haine du présent, car, de toutes les manières, l’appartenance à notre temps constitue pour chacun d’entre nous l’horizon dans lequel se joue la singularité de nos vies. Si dans son art Mathieu Wernert semble affranchi de toute volonté de faire retour à des formes artistiques du passé (sans pour autant les mépriser), il est clair qu’il a constamment recours dans son processus de création aux images léguées par les artistes qu’il admire profondément. Mais dans cette nouvelle phase de son évolution, l’artiste strasbourgeois semble s’être réellement dégagé de toute volonté mimétique, faisant entendre du même geste une voix tout à fait originale et personnelle.
Mais c’est surtout dans le rapport à d’autres images, celles qui nous environnent au quotidien, que se joue le destin des œuvres récentes de Mathieu Wernert. Et c’est bien pourquoi ses toiles incarnent si fortement le reflet joyeux des éléments de la culture contemporaine et leurs racines sont notamment à chercher dans toutes les images qui nous environnent quotidiennement : publicités et mises en pages des journaux et magazines, pochettes de disques, chartes graphiques, éléments de signalétique, images sur internet, etc. Loin de se cantonner d’emblée à une dénonciation stérile et paresseuse de l’emprise de ces éléments sur nos vies ou de critiquer à bon compte la vocation mercantile de ces images, l’artiste cherche à extraire ce qu’il y a de meilleur au niveau formel dans la mise en forme des images quotidiennes. Il faut savoir reconnaître les qualités graphiques d’une publicité, d’un objet de design, d’une maquette de journal. C’est là aussi que se loge l’esprit de notre temps et que s’exprime la forme de sensibilité qui nous est irréductiblement propre. Qui cherche à aimer son temps doit d’abord chercher à voir ce qui le rend digne d’être aimé, doit chercher à s’en faire aimer en lui manifestant un intérêt jusque dans ses détails apparemment les plus anodins et les plus inoffensifs. Dans le choix des couleurs vives et intenses (les merveilleuses bombes de peinture fluo et la composition attentive de sa palette de couleurs), des éléments formels extrêmement « graphiques » structurant et déstructurant ses tableaux, c’est toute la culture visuelle du temps qui vient en quelque sorte envahir les oeuvres de Mathieu Wernert. Car, bien que pratiquant la peinture abstraite, les toiles de l’artiste strasbourgeois sont suprêmement actuelles en ce qu’elles sont une formidable immersion dans la pop culture contemporaine.
Mais, nous le savons depuis Warhol, l’attitude pop n’a rien à voir avec la simple admiration béate et acritique pour l’époque, elle n’est pas l’une des nombreuses formes aveugles de l’amour du présent. Car, si Mathieu Wernert sait voir ce qu’il y a de noble dans la culture populaire du quotidien, il sait également discerner et exprimer le danger inhérent à l’omniprésence et à l’indifférenciation des images. En véritable artiste, son rapport au temps est également fondamentalement critique et « intempestif ». Le strasbourgeois sait voir et nous faire voir que la culture graphique peut également servir les intérêts de la puissance marchande ou que l’attractivité formelle des images peut tendre à effacer toute hiérarchisation entre les éléments représentés (des nouvelles tragiques voisinent avec des publicités pour produits de luxe dans un journal ; sur la page d’accueil de nos moteurs de recherche, des événements politiques d’importance se situent sur le même plan que les « aventures » dérisoires de starlettes bientôt englouties dans les méandres de la nuit médiatique…).
Ainsi, qui aime son temps sait s’en inquiéter, qui vit au présent sait ressentir l’inquiétante étrangeté de ce qui semble aller de soi. En dépit du caractère lumineux de ses toiles, la présence des images contemporaines dans les travaux de M. Wernert n’est en effet absolument pas sans heurts, mais bien plutôt faite d’une sourde violence. Il n’y a qu’à voir comment l’artiste maltraite les éléments graphiques composant sa toile, déstructurant toute image trop régulière, cherchant à inquiéter l’évidence visuelle par la superposition, l’accident, le soin minutieux pris à casser toute rythmicité trop attendue (par des taches d’encre, des coups de spatule, de crayon, de feutre, par l’utilisation de sprays, de pipettes et même de flacons de déodorants !). Chaque tableau de Mathieu Wernert est ainsi une composition extrêmement complexe et méticuleuse, inépuisable en quelque sorte (seule l’expérience directe des très grands formats les plus récents est à même de révéler l’infinité de détails rythmant l’ensemble de l’œuvre). Face à ce caractère apparemment paradoxal de la richesse et de la pauvreté des images du présent, l’œuvre de M. Wernert semble être le fruit d’une volonté passionnée et rageuse à la fois d’exprimer ce monde des images dans toute la force de leur nouveauté, tout autant que de ne pas être dupé par elles.
Mickaël Labbé
Agrégé de Philosophie, travaille sur la pensée de Le Corbusier
Enseignant et Chercheur en Philosophie de l' Art